Goûter impromptu

Voici un nouvelle que j’ai terminé. J’espère qu’elle vous plaira.

— Bonjour mademoiselle. Que faites-vous sur les marches de mon entrée ?
— Pardon, je ne voulais pas vous déranger !
— La politesse exigerait que vous me répondiez « bonjour ». Vous ne m’importunez pas. Je suis juste étonnée de vous trouver là. Vous pleuriez ?
— Oui pardon, bonjour, dit-elle en séchant ses larmes.
— Ce n’est rien. Vous avez l’air chamboulée. Venez donc cinq minutes chez moi reprendre des forces, vous semblez en avoir besoin.
— Merci, Madame, mais ça ira. Je vais rentrer.
— J’insiste, rétorqua la vieille dame.
— Alors cinq minutes.
— Voici qui est raisonnable. Entrez donc. Mon salon est la première porte à droite. Asseyez-vous. Je crois qu’il me reste quelques biscuits. J’arrive.
— Merci, Madame, c’est gentil, mais je n’ai pas faim.
— Allons bon ! Ils ne sont pas pour la faim, mais pour remonter le moral. Je reviens.
— Merci.
— Tenez ! J’ai trouvé ceux-ci. Je les garde pour mes arrière-petits-enfants. Ils aiment bien. Vous en voulez ?
— Merci. Je ne connais pas ces gaufrettes.
— Ha ! Je suppose qu’ils ne sont pas à la mode. Et tenez, j’ai une bouteille de jus de pomme. Je vous sers un verre. Ça fera passer les biscuits avec délice, vous verrez.
— Je ne sais pas quoi dire. C’est trop.
— Dites-moi alors ce qui vous a amené à pleurer sur le perron de ma maison. Ce sera un bon début.
— C’est que ce sera déprimant. Et puis nous ne nous connaissons pas.
— Permettez-moi de vous dire que, du haut de mes quatre-vingt-quatre ans, je maitrise très bien l’ennui. Ce que vous pourrez me raconter ne pourra que rendre ma journée plus intéressante. Pour la seconde objection, et bien je m’appelle Gabrielle. Et vous ?
— Mathilde.
— Quel prénom charmant ! Vos parents ont bon goût. Il vous va à ravir. Alors, Mathilde, maintenant que les présentations sont faites, pourriez-vous m’expliquer ce qui vous chagrine à ce point ?
— C’est compliqué. Je n’ose pas.
— Je comprends. Une vieille dame vous invite, vous offre des gâteaux et à boire pour ensuite vous demander de parler de votre vie… C’est assez inusuel. Je vais démarrer la conversation si vous le voulez bien. Cela vous permettra de vous mettre en confiance.
Mathilde sourit sans répondre.
— Très bien. À vue de nez, je dirais que nous avons soixante-dix ans d’écart, mais je parie que nous avons pas mal de choses à nous raconter. J’ai vécu une guerre mondiale, sa seconde évidemment ! Je suis vieille, mais tout de même….
Mathilde rigola.
— Voilà qui est mieux ! Un charmant minois pour m’aider à parler. Vous êtes plein de talents, Mademoiselle. Je suis née un peu avant la guerre. J’ai surtout connu la fin de celle-ci. Je me revois le jour où mon père est rentré de la guerre ! J’avais sept ans.
— Vraiment ? Il était soldat ?
— Oui. Il a été appelé dès les débuts. J’avais deux ans. Ma mère me parlait de papa. Pour que je garde le souvenir. Elle avait tellement peur que je l’oublie ! Et elle avait raison, car j’aurais oublié son visage sans les photos qu’elle avait placées un peu partout, et notamment dans notre chambre. Je dormais à côté d’elle.
— Ha bon ? Pourquoi ?
— Ma mère a dû quitter la maison qu’ils louaient, car elle ne travaillait pas. Comme beaucoup de femmes de l’époque. Elle y fut obligée lorsque mon père est parti combattre. Il fallait nous nourrir. Ainsi elle a repris sa chambre chez ses parents, en Vendée. Il n’y avait pas beaucoup de place. Nous dormîmes dans la même pièce. Et elle travailla par-ci par-là. Ma grand-mère me gardait pendant ce temps-là.
— Et c’était comment la guerre ?
— Oh ! J’étais trop petite et trop loin des combats pour avoir été traumatisée. Je n’ai manqué de rien. J’avais ma mère et mes grands-parents pour s’occuper de moi. Ensuite, je rejoignis l’école du village. Et toi ? Raconte-moi ta famille, veux-tu ?
— Famille normale. Mes parents sont divorcés. J’ai une grande sœur, un demi-frère et une demi-sœur. Ma grande sœur est au lycée. Elle est en première. J’ai un demi-frère par ma mère qui a onze ans et une demi-sœur par mon père qui a sept ans. Voilà.
— Et bien, tu as une famille bien originale pour quelqu’un qui semblait ne rien avoir à dire. À mon époque, cela n’existait pas. Et tout va bien avec eux ?
— Oui… jusque là, tout va bien. Vous ne connaissez pas les divorces ?
— Bien sûr que si, rit de bon cœur Gabrielle. Un de mes fils s’est séparé, mais il ne s’est pas remarié.
— Combien avez-vous d’enfants ?
— Mon mari et moi en avons eu trois. Deux garçons et une fille. Mon ainé, Pierre, a 61 ans. Alice a 58 et Marcelin 51. J’ai aussi cinq petits-enfants et trois arrière-petits-enfants. Et quel âge as-tu, mon enfant ?
— J’ai quinze ans, madame.
— Tu es bien jeune. Plus que mes petits-enfants. Ils sont tous adultes désormais. Que fais-tu ici ?
— J’étais sur la route pour rentrer chez moi. (temps de réflexion).
— Nous ne nous connaissons pas. Tu ne devrais donc pas te sentir gênée pour me dire ce qui ne va pas, tu sais ? Je ne vais pas te juger. Ni te gronder. Je ne me voyais pas laisser une si jeune fille pleurer ainsi devant chez moi sans réagir. Tu peux me dire tout ce que tu veux. On m’a souvent déclaré que je suis une très bonne oreille.
— C’est délicat (nouveau silence). Je me suis embrouillée avec une copine.
— Je suppose que la dispute a dû être très violente pour que tu pleures ainsi sur mon palier.
— Violente, non. Blessante, oui.
— Je vois. Quel en était le sujet pour que cela se soit si mal passé ? Un petit ami peut-être ?
— (Sourire). Cela aurait été plus simple, je pense.
— Ha ? Comment cela ?
— C’est compliqué, même si l’on ne se connait pas. Je ne sais pas comment vous pourriez réagir, dit-elle en baissant les yeux.
— Écoute, ma chère Mathilde, je peux essayer de t’aider sans être sure du résultat. Mais je peux te promettre aisément de ne pas te juger. Je tâcherai d’être aussi patiente et bienveillante qu’avec mes petits-enfants. Et Dieu sait qu’ils en ont abusé avec délice. Comme de ces gâteaux d’ailleurs. Tu devrais en reprendre un. Rien n’est plus réconfortant qu’un biscuit en bouche.
— Merci, c’est gentil.
— Si je comprends bien, c’est une peine de cœur, mais cela ne concernerait pas un petit copain. Je ne suis pas une très bonne détective, vois-tu ? Pourrais-tu me donner un indice ? Je peux très bien te parler de choses que j’ai vécues ou entendues de la part d’amies, mais cela ne t’aidera pas, je pense. Ai-je raison ?
— Oui, acquiesça-t-elle en baissant la tête. Je l’aime, mais elle non.
— Ha ! (temps de réflexion) Je comprends que tu trouves ça délicat. J’aurais été à mille lieues de le deviner. Tu es si… féminine !
— Ben oui. Y’a pas que des camionneuses, vous savez, objecta-t-elle en relevant le menton.
— Oui, pardon, tu as parfaitement raison. Désolée, je ne suis pas familière avec ces histoires d’amour. Après tout, cela arrive aussi chez les gens… les hétérosexuels. Les sentiments ne sont pas forcément partagés.
— Vous avez failli dire « les gens normaux », non ?
— Oui, je le confesse. Je n’ai pas été souvent confronté à ça… enfin… une histoire d’amour entre personnes de mêmes sexes si j’ose dire.
— Vous pensez ? Cela existe depuis toujours. Nous n’avons rien inventé. Je suis sûre que vous en avez connu. Vous ne les voyez pas.
— Détrompe-toi. Il y avait madame Yvette Blampain. C’était la femme du notaire. Elle était de la génération de ma mère. Au sortir de la guerre, elle n’était toujours pas mariée. Ses parents sont décédés très tôt. Elle était fille unique. Un jour, une femme a débarqué chez elle. Jacqueline, je crois. Elles sont restées ensemble très longtemps. Cela a fait jaser, car Yvette était très belle. Elle était très courtisée. Mais aucun homme n’arrivait à la séduire. Pourtant, tous les célibataires du coin ont essayé, croyez-moi ! Et elles ne se quittaient pas. Jacqueline avait des airs très masculins. Des rumeurs ont circulé évidemment. Les éconduits se lâchaient sur elle. Et les femmes jalouses de sa liberté. Elle n’avait pas de mari. Elle pouvait donc faire ce qu’elle voulait de sa vie. Et elle était riche grâce à l’héritage de ses parents. Elle travaillait peu. Mais, à un moment, elle a visiblement eu besoin d’argent. Elle chercha du boulot partout. Les gens disaient qu’elle gâtait Jacqueline. Il est vrai qu’elle était toujours bien habillée. Elle avait même appris à conduire et avait une auto. C’était très rare à l’époque. Certains lançaient qu’Yvette lui avait payé le permis et la voiture. Et Jacqueline voyageait beaucoup. Parfois seule. Tout le monde pensait qu’elles étaient en ménage.
— Mais vous m’avez dit que c’était la femme du notaire, non ?
— Oui, c’est exact ! Un jour, Jacqueline est partie pour ne plus jamais revenir. À ce qu’il parait, Yvette était sur la paille. Avait-elle été volée ? Personne n’en sut jamais rien. Elle voulut trouver du boulot, mais la rumeur lui avait coupé beaucoup de possibilités. Les hommes du coin se méfiaient d’elle. Et si elle tentait de séduire leur épouse sous prétexte de travailler ? Et si elle les volait ? La pauvre dut mettre la maison familiale en vente.
— Et que s’est-il passé ?
— Il se trouve que le notaire était célibataire. Sa femme était décédée. A priori, ils durent tomber amoureux, car il la demanda en mariage et elle accepta. Il n’était pas de toute première fraicheur. Tout le monde pensa qu’elle ne l’avait épousé que pour l’argent. Il aurait épongé ses dettes. Par contre, elle perdit toute liberté. On ne la voyait plus beaucoup après son mariage. Ils n’eurent aucun enfant. Un jour, elle se suicida. Elle n’avait pas beaucoup plus que quarante ans. C’était arrivé peu après la disparition de leur servante. Une jeune demoiselle d’origine espagnole. Les gens ont imaginé qu’elle était tombée amoureuse de celle-ci et que, folle de chagrin après son départ, elle aurait décidé de mettre fin à ses jours. Aux obsèques, à ce qu’il parait maitre Blampain fut froid comme la glace, ne démontrant aucune affection. Sa femme fut d’ailleurs enterrée dans le caveau de ses parents, et non pas dans celui de la famille des Blampain. Cela interpella tout le monde.
— Et vous pensez qu’elle l’était ? Lesbienne…
— Comme beaucoup, j’y ai cru. Tout cela était bien troublant, à vrai dire. J’y ai appris qu’écouter l’autre est de première importance. Se serait-elle suicidée si quelqu’un avait pu entendre sa détresse ? Je ne saurais dire. Je pense que c’est une pierre pour retrouver un chemin déjà. Et toi ? Où va le tien ? Tu semblais hésiter.
Mathilde se tortilla sur sa chaise.
— Je me reconnais un peu dans cette Yvette.
— Et pourquoi cela ? Penses-tu que ton, disons, attirance pour elle va si loin que tu puisses dire « amour » ? N’est-ce pas de l’amitié ?
— Non ! C’est de l’amour. Ça picote grave. J’ai le cœur affolé dès qu’elle me contemple. Et si ses yeux me regardent avec attention, je panique ! C’est de l’amour !
— D’accord ! D’accord ! Mais quand as-tu compris que tu étais attiré par les filles ?
— Y’a pas de date. C’est un sentiment diffus. Une évidence. Je ne me suis jamais posé la question. Et vous ? Vous êtes-vous un jour dit que vous étiez hétérosexuelle ?
— Non, tu as raison, sourit Gabrielle.
— Moi non plus. Les autres le font pour moi.
— Que font-ils ?
— Penser que je me suis réveillé avec une envie d’être particulière. Je n’ai jamais cherché à être différente. C’est dur, vous savez ? On se demande si l’on ne devrait pas se forcer à être normale. J’ai même eu un petit copain. Pour ressembler aux autres. Rentrer dans le rang.
— Tu m’as l’air d’une fille tout à fait normale, ma chère Mathilde. Et bien éduquée. Que vas-tu faire pour ton amie ?
— Je ne peux clairement pas retourner au bahut après ça ! Je vais avoir trop honte…
— Comment cela ? Tu le dois ! Cette histoire ne doit pas t’empêcher d’apprendre, d’avancer, de te construire un avenir. Crois-tu qu’un garçon qui se serait fait rejeter par une fille devrait se cacher dans un trou, loin de la société ? Je ne pense pas. Tu mérites mieux que ça.
— Facile à dire.
— Pas tant que cela. Je t’ai parlé de Marcelin, mon cadet. Il a traversé cela il y a bien longtemps. J’aurais aimé le soutenir, mais mon Gaston n’y était pas favorable. Ça a été très compliqué.
— Il a fait son coming out ?
— Presque. C’était un enfant rieur, très joueur. Un peu frêle. Pas assez viril pour mon mari. Mais j’étais aux anges. Il était tout le temps avec moi, m’aidant à la maison. Un vrai petit chérubin. Gaston m’en a voulu très longtemps…
— Pourquoi ?
— Parce que, pour lui, j’avais enlevé sa masculinité à son fils, je l’avais trop chouchouté. Et j’avoue que j’ai pensé que c’était le cas. Je le crois encore parfois. Marcelin n’était pas efféminé, mais resta un garçon filiforme et gracieux. Que je le trouvais beau ! Il avait un visage doux. Une éducation irréprochable. Mais à l’adolescence, il devint mutique. Il avait des copains, mais jamais de copines. Rien d’inquiétant. Jusqu’à ce que je découvre dans sa chambre des photos de mannequins masculins en slip dans un cahier qu’il cachait dans ses affaires. J’ai pensé au début qu’il voulait leur ressembler. Je crois qu’une mère ne peut pas concevoir que son garçon est… qu’il préfère les hommes. Je n’en ai jamais parlé à Gaston ! Il m’aurait accusé d’en être coupable ! J’ai essayé de discuter avec Marcelin. Des centaines de fois, je me suis imaginé que nous abordions le sujet. Mais jamais les mots ne sont sortis. J’avais trop peur des réponses. Et lui de son père. De sa réaction. Et malheureusement, il avait raison.
— Alors il ne l’a jamais dit.
— Tout d’abord, il s’est mis à sortir avec une fille qu’il a épousée. Sylvie. Une femme attachante. Je l’ai beaucoup apprécié. Mais il était triste. Je ne l’ai pas vu à l’époque. J’étais trop contente de me dire que je m’étais trompée. Son mariage me rassura. Il était silencieux depuis l’adolescence. Nous n’y avions pas vu son mal-être. Et comment aurions pu ? Tout n’était que non-dit. C’est bien plus tard que j’ai compris qu’il n’aurait jamais pu faire le premier pas. Son père lui faisait trop peur. À moi aussi. Je n’ai pas voulu l’admettre. Jusqu’au jour où il s’effondra. Je ne l’ai pas vu arriver.
— Carrément ? Que s’est-il passé ?
— Il était tombé amoureux d’un homme. Ils se fréquentaient depuis un moment. Marcelin souffrait de le cacher. Il ne supportait plus de tromper Sylvie, mais il n’acceptait pas l’idée de la détruire s’il lui annonçait la chose. Il se sentait piégé. Un jour, il vint à la maison me rendre visite. Gaston n’était pas là. Je lui ai à peine demandé comment ça allait que je vis que le barrage allait rompre, les yeux humides. Il s’effondra sur une chaise et se mit à pleurer toutes les larmes de son corps. Toutes celles qu’il avait retenues depuis le premier jour où il avait décidé de garder son secret. J’eus l’impression d’être avalé par une avalanche. Je tentais de m’accrocher à ses propos pour ne pas perdre pied. À écouter tout ce qu’il me disait avec un détachement que j’étais incapable d’avoir. Je comprenais que nous allions au-devant d’une grande catastrophe, mais que nous ne pourrions l’éviter. Comme une voiture qui va dans le mur. Ce fut le moment le plus éprouvant de ma vie.
— C’est ce que je ressens en ce moment même.
— Je le sais. C’est pour cela que je te parle de mes histoires. Je ne veux pas que tu fasses les erreurs d’Yvette ou de mon Marcelin. Tu n’as qu’une vie.
— Merci, Madame.
— Gabrielle. Gaby même, si tu veux. Certains de mes petits-enfants m’appellent Mamie Gaby.
— D’accord, Gaby. Mais qu’est-il arrivé à votre fils après cela ?
— Je lui ai promis d’être toujours là pour lui, mais que son père lui ne le serait sans doute pas. Je lui ai demandé s’il pouvait rester avec Sylvie, mais j’ai vu à ses yeux que ce serait au-dessus de ses forces. Les pleurs allaient redoubler rien qu’à l’idée de continuer. J’en fus déchirée, car sa femme est vraiment une belle âme. Mais, que voulez-vous ? Ce ne sont pas les personnes les plus mauvaises qui souffrent le plus sur cette Terre. Et la pauvre Sylvie en fit les frais. Après notre discussion, il la quitta. Un jour où elle n’était pas là, il fit ses valises et lui laissa une lettre. Elle en fut dévastée ! Je lui en voulus, mais c’était mon fils. Elle ne put supporter de rester à la maison alors nous l’avons accueilli le temps qu’elle reprenne pied. Gaston fut fou de rage ! Il refusa d’adresser la parole à son fils après cela. J’ai tenté de le raisonner, mais je devins le bouc émissaire de sa colère. Je dus parler à Marcelin en cachette pendant les années qui suivirent. Jamais plus ils ne se croisèrent. Lorsque mon Gaston décéda, Marcelin en fut bouleversé. Il aurait tant voulu que son père accepte. Mais il était trop orgueilleux ! Je sais pourtant que Gaston aurait souhaité que Marcelin revienne. Il ne comprenait pas que Marcelin ait trop peur de lui. Marcelin a beaucoup pleuré le jour de l’enterrement.
— Et depuis ?
— Marcelin refait partie de la famille. C’est du passé. Plus personne ne peut effacer le mal que nous nous sommes tous fait. Nous pouvons juste tenter de guérir nos plaies. S’écouter. S’appuyer les uns sur les autres.
— J’aimerais pouvoir en faire de même. Je ne sais pas si ma famille ou mes amis seront là pour moi.
— Et pourquoi ? As-tu essayé au moins ? Quand il s’agit de nos enfants, nous sommes capables de beaucoup de choses, tant que nous pouvons les aider à être heureux.
— Et pourtant, votre mari a rejeté son fils.
— Ils ne se sont pas compris. J’imagine que si Marcelin avait osé affronter son père pour lui dire la vérité, peut-être cela aurait été différent. Je ne juge pas Marcelin, mais je pense qu’ils ont tous les deux voulu que l’un fasse un pas vers l’autre. Jamais ils ne se sont dit que faire un pas aurait amené l’autre à le faire. Gaston a regretté de ne pas revoir son fils. J’en suis convaincue. Et Marcelin a été rongé de remords de ne pas avoir dit à son père qu’il l’aimait avant qu’il ne parte. Ça, je le sais.
— Vous avez peut-être raison…
— Je te propose de venir me le dire lorsque tu l’auras fait. D’accord ?
— Oui. Merci. Promis je repasserai.
— J’en serais très heureuse.

Le colis piégé

– Je crois que c’est un paquet piégé, dit-il à voix haute à l’adresse de son frère.
– Qu’est-ce qui te prend ? T’es un chien renifleur maintenant ?
– Non, mais mon instinct me dit de me méfier !
– Et il te dit de qui il vient ce colis, ton instinct ?
– Arrête de te moquer de moi ! Je te dis que quelque chose cloche !
– J’ai bien une idée de ce qui cloche, mais tu vas encore dire que je suis méchant avec toi !
– En tout cas, je ne l’ouvrirai pas ! Pas envie de mourir aujourd’hui !
– Mais ma parole t’es sérieux ! Et on en fait quoi alors ?
– Je ne sais pas. T’as une idée ?
– J’en ai une, mais elle ne va pas te plaire…
– Non ! Sérieux ! Que fait-on ?
– Personnellement, quand je reçois un colis, j’ai tendance à l’ouvrir, mais à priori je vais mourir si je le fais. Si tu veux, on peut appeler la police pour en avoir le cœur net. Qu’en penses-tu ?
– Très drôle ! Avec la quantité de beuh dans la maison… Réfléchis un peu !
Francis aurait bien envie de dire à son frère quelque chose de méchant pour lui répondre, mais cela ne servirait à rien. Il l’accepterait sans broncher. Comme si son corps absorbait tout, même les coups psychologiques. Parfois, il aimerait bien avoir lui aussi cette capacité, car il a plutôt tendance à régler ce genre de discours à la sulfateuse ou au couteau en fonction de ce qu’il a sous la main. Les années de prison n’y ont rien changé.
– Peux-tu me dire ce qui te fait penser que quelqu’un nous enverrait un colis piégé ? demanda Francis pour essayer de comprendre ce qui passait par la tête de Charlie.
– Je n’en sais rien ! Quelqu’un qui nous en voudrait.
– Bon OK. Y’en a. Mais pas un seul d’assez intelligent pour échafauder un truc pareil, si ?
– Ben, y’a Youssouf ! Le coup qu’on a fait la dernière fois, il n’a pas dû aimer.
– Ha ! ça, c’est sûr, ricana Francis. Mais il est trop bête pour ça. S’il désirait se venger, il serait venu nous chercher avec sa bande !
– Ben ouais, mais bon… y’a eu les attentats quand même ! Les Arabes savent faire des bombes quand ils veulent !
– Mais t’as la tête farcie de connerie ! Ce n’est pas parce que certains terroristes en construisent que Youssouf y arrive…
– Tu dis ça, mais dans le journal télé, ils ont expliqué que ça se trouvait facilement sur internet…
– Oh mon Dieu ! Bref… Non ! Pas Youssouf. Fais-moi confiance !
– Parfois, tu ne prends pas assez au sérieux les nouvelles…
Francis fulminait, mais resta inflexible. Il dénichera bien la solution pour pouvoir ouvrir ce colis.
– A-t-il réussi à écouler le stock que nous lui avions subtilisé ?
– Oui, mais bon… Il n’avait pas apprécié ! Il nous a traités de tous les noms ! Il a même tenté de me tuer.
– OK, ce n’était pas cool de cacher sa drogue le temps de vendre la nôtre. Mais il a gagné son pain ensuite ! Y’a pas mort d’homme. Il a son argent. Il est content.
– Il a quand même voulu m’assassiner !
– Je le comprends… Mais il ne l’a pas fait.
– Tu es vraiment fonceur ! Tu vois un truc… Et hop ! Tu ouvres !
– Charlie ! Charlie ! Va-t-on y passer la journée ?
– Que souhaites-tu faire alors ? Pourquoi penses-tu que c’est piégé ?
– Je ne sais pas. Y’a mon nom, mais pas d’expéditeur ! Je n’ai rien commandé sur Amazon moi. Je n’attends rien !
– Bon OK. T’as un point. Mais Youssouf me hait. Ce serait moi qui aurais dû recevoir le colis, tu ne trouves pas ?
– C’est pas faux ! Veux-tu le faire ?
– Arrête ! Ouvre, bon sang !
Charlie regarda son frère, inquiet. Il alla à la pêche d’un objet tranchant pour couper le carton. Il eut une idée ! Il alla chercher du gros scotch et une pelle. Il commença à scotcher le couteau sur le bout de celle-ci. Furieux, Francis lui prit le tout et lui commanda :
– Y’a pas de bombe, bordel ! Je vais t’emplafonner avec cette pelle si tu continues !
Charlie, pas rassuré, empoigna le couteau. Sa masse graisseuse ne serait d’aucune utilité si ça explose ! Il ne comprenait pas le fait que Francis ne craigne rien. Ce n’est pas lui à qui le colis est adressé. Ce n’est pas lui qui va sauter ! Enfin, il est juste à côté donc sans doute que si ! Et puis, son frère a quand même généralement une bonne intuition. Ils doivent se faire confiance après tout. Alors Charlie prit son courage à deux mains. Il commença à découper le scotch du carton qui le tenait fermé.
La détonation surprit les frangins. Charlie bascula en arrière sous le souffle de l’explosion. Enfin… c’est ce qu’il crut. Il recula surtout de peur. Les cotillons envahissaient la pièce, atteignant le plafond et tous les meubles de la cave. Tombé à la renverse, il observa la pluie de couleur redescendre joyeusement. Il n’avait pas vu d’aussi beau spectacle depuis très longtemps. Il en oublia presque sa frayeur quelques secondes auparavant. Remis de ses émotions lorsque cela fut fini, il se releva. Francis était plié de rire. Il ne pouvait plus s’arrêter.
– Putain, c’est pas drôle ! C’est toi qui as fait ça ?
– Non, mais j’aurais aimé avoir l’idée.
– Ben, c’est qui alors ?
– Regarde dans la boite ! Il y a bien forcément quelque chose. La personne qui t’a envoyé cette surprise avait sans doute un message pour toi.
Ce n’était pas bête ! Il n’y avait même pas songé ! Il se pencha. Quelques cotillons n’avaient pas réussi à participer à la nouba, recouvrant encore l’intérieur du colis. Au fond de la trappe qui avait été libéré lors du feu d’artifice était collée une carte postale. Il la détacha en essayant de ne pas abimer le texte qui pourrait s’y trouver. Derrière, il lut « Sous l’escalier ». Étrange. Puis, soudain, une sorte de mécanisme instinctif, doux et nostalgique revint en mémoire vive pour animer ce colosse au cœur caché par trente ans de galère. Ces jeux de piste avaient agrémenté ces meilleurs souvenirs d’enfance.
Réfléchir… Qui a pu envoyer ça ? L’image représentait le musée Jules Verne. C’était l’un de ses endroits préférés lorsqu’il était petit. Les émotions refaisaient surface comme des bulles de champagne. Ça pétillait dans son corps. Toutes ses après-midis magiques dans ce musée. Les aventures de Philéas ou du Capitaine Nemo.
Francis, voyant son frère avec un sourire plus béat que d’ordinaire, semblant complètement déconnecté du monde, lui arracha la carte des mains. Son sang ne fit qu’un tour.
– N’y songe même pas !
Charlie descendit de son nuage en éclair.
– Bien sûr que si ! Tu n’es pas mon chef. J’y vais.
– Je viens avec toi !
– Pourquoi ?
– Pour t’aider.
– Sûr ? J’irai au bout, tu sais ? Je devinerai si je cherche vraiment.
– Promis. Je suis ton frère. J’ai toujours été là pour toi.
– On verra…
Ils se mirent alors en route pour le centre-ville d’Amiens. Charlie conduisait. C’était sa chasse à l’homme. Ou aux fantômes plus précisément. Ils y arrivèrent en à peine une heure. Francis tenta des conversations qui tombèrent toutes à plat sur les réponses courtes hors sujet de Charlie. À l’entrée du musée, les yeux de Charlie pétillèrent. Il avait désormais dix ans. Il n’avait pas beaucoup changé. Il hésitait entre rentrer de suite pour refaire un tour comme dans le bon vieux temps ou aller directement regarder sous l’escalier. Francis comprenait l’immense dilemme qui tourneboulait son frère. Il l’accompagna et paya les tickets. Charlie était tellement ému qu’il en était à deux doigts de pleurer. Francis était touché par l’état de son frangin. Il gardait néanmoins sa peur profonde de le voir se réveiller à la fin de l’aventure. Plus grande sera la montée, plus terrible sera la chute. Il avait beau pester tous les jours sur lui pour son manque de jugeote, il avait toujours été là pour le protéger, ou tout fait pour. C’est lui qui a assuré qu’il avait tout ce qu’il lui fallait ses trente dernières années. Certainement pas les familles d’accueil, les agents de la DDASS ou autres assistantes sociales de mes deux. Il angoissait pour son petit frère, même s’il le dépassait de dix centimètres et au moins quarante kilos.
Charlie s’émerveilla de chaque pièce comme s’il le visitait pour la première fois. Francis n’a jamais compris le goût prononcé de Charlie pour cet écrivain. Ces récits étaient invraisemblables. Charlie les dévorait, se prenant pour le héros du livre à chaque fois qu’il en finissait un. Il avait arrêté de les lire depuis longtemps. Lorsqu’ils ont dû brutalement quitter la maison familiale en fait. Francis s’occupa de ce petit frère arraché à l’innocence. Il saisit quelque chose auquel il n’avait jamais véritablement réfléchi jusque-là : Charlie était trop jeune pour comprendre à l’époque. Il est passé de l’enfance à l’âge adulte trop vite.
Charlie se précipita sous l’escalier à la fin de la visite, fouillant avec la main ce qu’il pouvait dégoter. Il y déterra des bricoles entre un bracelet plastique, un briquet et un Opinel. Le reste était encore plus insignifiant. Il était perdu. Quel était le message ? Il chercha une solution. Il y avait forcément une note ! Quelqu’un a dû trouver le mot. Il l’aurait pris. Il l’aurait jeté. Ou donner à l’accueil. Il se précipita vers l’entrée pour questionner le standardiste. Celui-ci fut intimidé par ce grand gaillard arrivé en un bond.
– Vous avez un message pour moi ?
– Heu non ! dit-il, effrayé.
– Pour Charlie ! Vous avez une lettre ! Un bout de papier ! Cherchez !
– Je vous dis que non. Pourriez-vous sortir s’il vous plait ?
– Cherchez, je vous dis !
– Tout va bien, Monsieur. Un ami a fait croire à mon frangin qu’il y avait un mot pour lui ici, interrompit Francis. Allez ! Viens ! Je vais t’expliquer.
– Mais…
– Viens, je te dis, coupa-t-il en amenant Charlie hors du bâtiment.
– Mais pourquoi ? Il y a forcément quelque chose ! Une énigme ! Pour l’étape d’après !
– Le message est ici, dit-il en pointant du doigt l’Opinel.
Charlie scruta l’objet sans vraiment piger ce que Francis disait par là. En quoi un couteau pouvait l’aider ? Il le regarda de plus près, l’inspectant dans tous les recoins. Francis le prit par le bras pour l’amener hors du musée. Il ne voulait pas que le standardiste, quelque peu secoué par ce qui venait de se passer, n’appelle la police.
– Je ne trouve pas le message ! Tu comprends toi ?
Francis était tiraillé. Il voyait la catastrophe arriver. Mais son frère ne lâcherait pas cette chasse au trésor. Il le savait. Alors, autant être à ses côtés.
– C’est un jeu de mots.
– « Couteau » ?
– La marque…
– « Opinel » ? Opinel… Opinel… Pinel !
Son visage s’illumina, puis s’éteignit de nouveau.
– Je dois aller à l’hôpital Philippe Pinel, mais y faire quoi ? Je ne connais pas de zinzin moi ! Je vais demander qui ?
– Maman !
Charlie resta coi ! Évidemment ! Les piñatas ! Les jeux de pistes ! Le musée Jules Verne ! Tout se reliait à sa mère. Les émotions qui l’assaillaient depuis l’ouverture du colis criaient ce mot qu’il n’avait plus prononcé depuis tellement longtemps. Et il ne l’avait pas entendu. Il l’avait enterré. Francis accompagna son frère, ou plutôt l’enveloppe corporelle de celui-ci, vers l’établissement où il semblait qu’elle soit enfermée.
À l’accueil, Francis demanda s’il pouvait voir Gisèle Cuvellier. La dame qui était leur expliqua qu’ils devaient d’abord joindre l’hôpital pour organiser un rendez-vous, mais d’attendre. Elle prit son téléphone et contacta un certain Pierre. Après deux minutes de discussion, elle leur dit de se diriger vers l’étang. Il se situe à gauche du bâtiment en sortant. Ils devaient faire comme s’ils repartaient. Charlie était intrigué, mais resta muet. Francis l’accompagna.
Su un banc, en face de l’étang, se trouvait un grand gaillard qui était assis à côté d’une femme âgée et chétive. Charlie ne la reconnut pas. Elle avait beaucoup vieilli.
– Maman !
– Bonjour mon fils.
– Bonjour messieurs, vous pouvez parler deux minutes, mais pas plus. Je risque ma place, dit le mec à côté de leur mère. Sans doute le fameux Pierre selon Francis.
– Mais pourquoi ?
À cette interrogation légitime, Gisèle expliqua à ses enfants qu’elle avait demandé à Pierre de préparer ce jeu de piste qui amènerait forcément Charlie, son cadet, vers elle. Il adorait cela petit. Il avait trouvé leur adresse et tout organisé pour elle. Atteinte d’un cancer, elle savait ne pas pouvoir y réchapper. Même si elle avait décidé de rester éloigner de ses fils après le mal qu’elle leur avait fait, elle ne pouvait pas ne pas les revoir avant de partir. Au moins une dernière fois. Charlie l’enserra et lui promit de revenir. Francis voulut hurler sur cette génitrice qui lui a volé son adolescence. Cette folle qui lui a ruiné sa vie. Mais, pour la première fois, se retint de laisser sa violence s’exprimer. Pour son frère. Rien que pour lui. Il ramassera encore les morceaux à la fin. Il le fallait. Charlie était tout ce qui comptait pour lui. Sa seule famille.

Les pérégrinations d’un garçon dans un sauna

J’avais envie de montrer la différence entre l’amour et la luxure.

Nassim terminait sa première journée de travail à Paris avec deux sentiments : la fatigue du labeur et l’excitation d’être dans une ville où il se sentait libre. Loin des contraintes familiales. Loin des normes étouffantes. Si proche du bonheur.
Encore une demain et il devra repartir. C’était ce soir ou jamais. Alors ce soir. Il chercha des adresses de sauna. Ce n’est pas le choix qui manquait. Il se décida pour celui qui avoisinait son hôtel. Il était à deux stations de métro. Le temps d’avaler un sandwich et il se trouvait en face d’une devanture à néon. Le bâtiment se confondait avec le reste de la rue. Les lumières appelaient néanmoins les passants à franchir les grilles de leurs couleurs joyeuses et criardes.
Nassim monta les marches deux par deux. Il ne voulait pas être reconnu ici. Il n’avait que ce début de soirée pour profiter de la nuit parisienne. Il aurait fallu jouer de malchance, mais sait-on jamais? Le vestibule, petit et intimiste, jurait avec les néons externes. Le garçon présent lui demanda s’il savait comment cela fonctionnait. Il avait sans doute repéré qu’il avait à faire à un novice. Cela l’énerva légèrement, mais c’était la vérité. Il lui expliqua l’ensemble des activités faisables ainsi que les endroits à connaitre. Après avoir reçu sa serviette, la clé et la capote qui va avec, il se dirigea dans le couloir qui menait aux vestiaires.
Il lut le numéro sur le tag pour repérer le casier qui lui était affecté. Une enfilade de bancs, tel un rail de train, amenait à destination. Les casiers hauts et étroits, se succédaient. Leur couleur grisâtre leur conférait un aspect de banquier qui gardait le secret de son client.
Arrivé au bon endroit, il commença son effeuillage avec timidité et vélocité. Il rangea avec délicatesse son costume pour ne pas le froisser. La serviette sur la taille et la capote en main, il chercha son chemin dans ce dédale obscur. La lumière tamisée protégeait l’intimité de Nassim aussi bien que sa serviette. Il sortit des vestiaires et se dirigea vers la première pièce qu’il trouva. Une piscine à remous occupait tout l’espace. Deux garçons s’acoquinaient. Ils regardèrent Nassim avec envie. Cela le fit fuir.
Il passa les toilettes et les douches. Il en prit une rapidement pour pouvoir profiter du hammam qui le jouxtait. Il n’était pas très grand. Sa moiteur était pourtant suffisante pour soustraire Nassim au regard. Il pouvait contenir une dizaine de personnes en se collant. Ce qui devait se produire souvent, supposait-il. Il s’assit dans la pièce pour se reposer un peu. Un homme d’âge mûr arriva aussitôt après lui. Il l’avait vu dans le vestiaire. Sans doute l’avait-il suivi. Il ne lui prêta pas attention. Du moins, il essaya car celui-ci se plaça à ses côtés exactement. Les yeux fermés, Nassim cherchait la paix intérieure. Il ne fallut pas attendre longtemps avant qu’une main baladeuse ne vienne se poser sur sa cuisse. Il sursauta aussitôt et quitta précipitamment l’endroit.
Il regarda par la porte vitrée du sauna s’il pouvait être tranquille, mais deux hommes étaient déjà affairés. Alors il continua son chemin. Il remonta l’escalier pour aller vers l’étage où se trouvaient les cabines. Cet escalier étroit et sa télé qui diffusait tout en haut appelait le passant pour l’emmener plus haut. Le film porno qui y passait lui procura des frissons. Il regarda quelques minutes, le temps de se redonner des ailes pour repartir de l’avant. Il n’avait que ce soir pour dénicher un homme qui lui plaisait. Le lino noir qui recouvrait tous les murs et les plafonds absorbaient le peu de lumière des plafonniers. Les cabines identiques se succédaient des deux côtés pour attirer à elles au fur et à mesure les couples du moment. Il y avait juste deux pièces spéciales vers le milieu. À gauche, un endroit plus sombre amenait vers un glory hole pour ceux qui voulaient s’adonner au plaisir anonyme absolu. À droite, il y avait un salon à la musique façon Budha bar accompagnait les indolents vers un moment de calme à l’intérieur de cette usine à plaisir. De-ci de-là se trouvaient des cabines plus grandes pour les gros appétits. Après le salon, adossé au mur, un beau garçons était figé là. Il devait avoir un peu moins de trente ans. Il était blond et musclé sec. Il avait la moue de celui qui profite du paysage dans un parc un soir d’été. Nassim le trouva irrésistible. Il s’arrêta pour le mater. Comment l’aborder ? Il ne connaissait pas les codes. Le garçon se tourna vers lui et lui sourit imperceptiblement. Cela lui donna la force nécessaire pour avancer vers lui. Il se posta devant lui. Il le regarda, mais sans trop oser. Le blondinet le prit par la main sans ménagement pour l’emmener dans la cabine d’à côté. Après lui avoir roulé une galoche en bonne et due forme, ils firent l’amour sans retenue.
Les quelques paroles qu’ils échangèrent pendant l’acte coulaient de source. Mais Nassim voulut tout de même briser le silence. Alors qu’ils étaient assis l’un en face de l’autre pour remettre leurs serviettes, Nassim prit son courage à deux mains et l’aborda.
– Comment t’appelles-tu ?
– Est-ce important ?
– Pour moi, oui. Nous avons… partagé un moment intime. Je m’appelle Nassim.
– Très mignon comme prénom.
– Merci. Et toi ?
– Je ne le donne généralement pas. Je ne veux pas qu’on m’importune.
– Je repars pour le Maroc demain. Je ne sais pas si je reviendrai. S’il te plait. Juste pour me souvenir.
– OK ! Alexandre.
– Enchanté.
Dans un élan spontané, il l’embrassa sur la joue. Cela fit sourire Alexandre. Ils partirent ensemble pour la douche, sans décocher un seul mot. Nassim le matait pendant la toilette. Il voulait essayer de relancer la conversation. Avant qu’Alexandre se sèche, il lui proposa d’aller dans la piscine pour se détendre une dernière fois. Alexandre objecta qu’ils venaient de se laver. Nassim sortit son meilleur atout : son sourire qui faisait craquer sa mère à chaque fois qu’il demandait quelque chose d’un peu particulier. Alexandre tiqua, baissant la tête, puis accepta.
La pièce dans laquelle se trouvait la piscine était agrémentée de peintures érotiques auxquelles il n’avait pas prêté attention précédemment. Alexandre y plongea le premier, dans un endroit non occupé. Nassim se glissa en face de lui, sur l’autre rebord, mais assez prêt pour ne pas avoir à parler trop fort. Trois hommes étaient de l’autre côté entrain de discuter. Nassim leur jeta un coup d’œil puis sourit à Alexandre.
– Viens-tu souvent ici ?
– Ça dépend ce que tu entends par là. Mais régulièrement oui.
– Pourquoi ? Tu as les applis de rencontre, non ?
– Cela ne me plait pas. Les mecs font comme s’ils t’abordaient pour une relation sérieuse puis, deux minutes plus tard, t’envoies la photo de leurs engins. Ils ont juste envie de s’amuser. Ils sont même déjà en couple.
– Ha oui ? Et tu cherches quoi ?
– J’étais naïf. Je pensais trouver un homme honnête. Alors quitte à simplement baiser, autant venir ici. Au moins, tu sais que, franchi la porte de sortie, tout sera fini. Y’a aucune déception.
– J’ai l’impression que tu as été souvent désabusé.
Alexandre sourit sans en avoir envie et baissa la tête.
– Et toi ? Pourquoi es-tu là ? Tu m’as dit que tu repartais ?
– Oui. Demain soir. Je suis venu pour travailler au siège deux jours. Un dépannage. J’ai un vol retour vers Rabat.
– Et tu fréquentes les saunas là-bas ?
– Non ! Surtout pas. Être homosexuel au Maroc n’est pas aussi bien vu qu’ici. Je ne fais rien là-bas. Enfin, pas de choses comme cela.
– Tu ne rencontres pas ?
– Non. J’avais installé une appli une fois, mais, après quelques jours, j’ai trouvé un cousin dessus. J’ai tellement eu peur qu’il me repère que j’ai supprimé direct. Je n’ose plus. Là-bas, ces choses-là peuvent te coûter très cher !
– Et que vas-tu faire de ta vie ? Te marier ? Cacher qui tu es ?
– Je n’en ai pas envie. Mais ai-je le choix ?
La tristesse du regard de Nassim toucha Alexandre.
– Finalement, tu as beau être libre, tu ne trouves pas, résuma Nassim. Et quant à moi, je n’ai pas le droit de trouver.
– C’est une bonne synthèse. Lequel doit jalouser l’autre ?
– Peut-être pourrions-nous deviser de cela devant un verre ?
Alexandre vit le piège. Mais il n’avait pour une fois pas envie de l’éviter. Leur compatibilité sexuelle était indéniable. Leur solitude aussi.
– Tu repars demain. À quoi bon ? questionna Alexandre.
– Tracer un avenir. Je n’ai rien à perdre et toi non plus.
Alexandre faillit répondre du tac au tac, touché par cette allégation trop directe à son goût. Mais il comprit que Nassim avait sans doute énormément à perdre. À commencer par ses illusions. Il ne se sentait pas être le mauvais bougre.
– Allez ! Un verre ne coûte rien.
Ils partirent ensemble vers les vestiaires se rhabiller. Il était à peine 22 h. Ils avaient le temps de bavarder avant le dernier métro. Ils trouvèrent un bar à quelques mètres du sauna et s’y posèrent. Ils discutèrent de tout et de rien. Suffisamment pour se donner l’envie de se revoir

L’horizon

Est-elle arrivée au bout de l’horizon ? Nage-t-elle toujours, mon petit-frère sur le dos pour l’atteindre ? Pourquoi ne m-a-t-elle pas attendu ? Sans doute parce que je ne sais pas nager.
Elle reviendra plus tard, lorsqu’elle aura trouvé le paradis que papa et elle nous promettait. Je jalouse mon petit-frère. Il l’atteindra avant moi.
Je suis coincé ici. Sur cette île où papa et moi attendons de savoir ce que la police fera de nous. Je regarde l’horizon pour guetter le retour de ma maman. Combien de temps mettra-t-elle pour revenir ? Elle me manque.
Lorsque l’horizon se dessinait sur le sable, cela paraissait déjà long. Nous avons passé beaucoup de jours et de nuits à traverser des pays et des déserts. Maman ne me manquait pas. Elle me racontait l’endroit où nous allions vivre. Elle me décrivait la grande tour où son tonton vivait. Elle était plus grande que toutes les habitations que j’ai vu dans ma vie. Elle touchait le ciel certains jours. Son tonton disait qu’on pouvait croire que les nuages rentraient dans les maisons. Il pouvait manger à sa faim.
Cela semblait féérique. Maman m’a toujours paru être magicienne. Elle est capable de faire à manger de peu de choses. Elle transformait les maigres réserves en festin. Lorsqu’elle nous chantait les histoires du pays, on l’imaginait convoquer les esprits.
J’envie mon petit frère qui peut encore les entendre. Elle ne chantait plus depuis que nous avions quitté le village. C’est comme si les esprits étaient restés là-bas. Ce qui était bien, c’est qu’elle nous embrassait et nous serrait dans ses bras plus souvent encore. Surtout quand les autres adultes criaient. Elle savait réduire les hurlements. Elle est magique maman.
J’ai eu très peur lorsque nous avons grimpé sur le bateau. Je voyais bien que papa et maman aussi. Elle ne voulait pas. Il disait que nous n’avions plus le choix. Alors elle m’a réconforté et mis à côté d’elle dans ce canot très rempli. Je la serrais du plus fort que je pouvais. Elle n’a rien dit lorsque je me suis pissé dessus. Ses grands yeux tristes m’ont regardé et elle m’a embrassé.
Quand il a chaviré, beaucoup de monde est tombé. Papa a tenté de nous rattraper. Dans les remous de la mer, j’ai tout fait pour ne pas le lâcher. Je me suis cramponné. Je n’ai rouvert les yeux que lorsque nous avons été amenés dans le grand bateau. Papa hurlait et pleurait. Je ne comprenais pas.
J’attends toujours, le regard sur l’horizon. Elle a sans doute atteint l’autre rive. Peut-être qu’ils ont retrouvé son tonton. J’aimerais tant la revoir. La serrer fort dans mes bras. J’essaye de plus faire pipi sur moi pour qu’elle soit fière de moi. Papa pleure toujours.
Reviens maman. J’aimerais entendre encore les chansons d’autrefois. J’aimerais que papa arrête de pleurer. Reviens vite.