Ce cœur n’appartient à personne

Ce sont les premières lignes d’une autobiographie que j’ai craché il y a quelques jours. Un besoin irrationnel et inconscient de mettre à nu cet évènement qui a marqué ma vie. Sans fioriture. Sans rime. Sans image. Juste les mots aussi bruts que l’action, que le saignement qui a suivi.

Ainsi me révéla-t-il la sexualité. Dix ans trop tôt si l’on se fie à la législation. Un peu moins, m’en est avis. Aucun signe, aucune pensée, aucune émotion, aucun incident ne m’avait prévenu jusque là de mon goût pour les gens de même sexe que moi. Je batifolais dans une enfance insouciante qui n’avait pas encore basculé dans le côté obscur de la violence ordinaire. Pas complètement naïf, je vivais tout de même des jours paisibles.
Jeune garçon sans intérêt ni beauté particulière et légèrement arrondi, seuls les gens de ma famille me décrivaient comme mignon. Je ne m’en formalisais pas. Être normal me convenait. Ma sœur a monopolisé toute la beauté que mes parents avaient en réserve. Cuvée millésime 1977 de très bonne facture. Mes grands-parents m’apportaient tout l’amour nécessaire à un équilibre précaire. Leur ferme me servait de sanctuaire.
Son doigt qui assiégeait mon séant symbolisait mon entrée fracassante dans un monde non désiré qui finirait par devenir le mien. Et sans aucun plaisir sur le moment. Je résistais. La douleur n’en sembla que plus pénible. Subir quelque chose qu’on essaye d’éviter décuple le traumatisme du moment. Ma voix s’étouffait dans la moquette de la chambre. Je gémissais, furieux de ne pas pouvoir sortir de son étreinte. Personne ne m’entendit hormis mon bourreau. Mon ami. Tout du moins, le considérais-je comme tel avant cet épisode digital. Je n’ai aucun souvenir de ses paroles. Elles ne me pénétrèrent pas plus que le reste. Peu importe. Je luttais tout autant en moi-même pour ne pas sombrer dans la folie que contre lui pour ne pas le laisser entrer. Je gigotais avec le peu de force que je pouvais y mettre, face contre terre, lui sur mon dos. Combien de temps assiégea-t-il ainsi ma porte arrière ? Aucune idée. Trop. L’Horloge a tôt fait de ralentir pour savourer toute la torture du monde.
Je ne célébrai pourtant pas ma victoire lorsqu’il décida d’abandonner sa position, sans doute las de ma résistance. Ou peut-être dois-je mon salut non pas à moi-même, mais à sa peur de voir surgir l’un de nos parents ou de nos fratries respectives. Je ne le saurai jamais. Il partit comme si de rien n’était, me laissant seul avec ses monstres que je devais adopter. Comme des virus. Comme des zombies. Combien de fois n’ai-je eu l’angoisse de contaminer ensuite ? Toute ma vie en fait. Même encore aujourd’hui. Une peur primale m’assaille comme une pensée malsaine : et si je reproduisais ce schéma ? Pas un instant, cette pensée ne me céda aucun centimètre carré de tranquillité. Elle a empoisonné ma conscience avec une efficacité désarmante. Blessante. Handicapante. Révoltante. Elle accompagnera mes vieux jours avec la même lueur perverse que ce jour fatidique.
Il avait fait jaillir en moi un univers jusque là fermé à mes sens et me planta là, le nez sur le sol et mon innocence six pieds sous terre. Rien de grave à ses yeux. Peut-être me mens-je ? Il se morfondit sans doute avec autant de douleur que moi ? Je me plais à l’idéaliser.
En tout cas, il n’avait rien à déclarer. Rien à signaler. J’en restais coi. Et que dire ? Comment réagir ? Je n’avais pas compris. Ni le début ni la fin. J’étais sonné. Aucune conscience aiguë de ce qu’il venait de se passer. Même pas que cela changerait ma vie pour toujours. J’y perdais la candeur que je voudrais pouvoir encore chérir. Qu’y gagnais-je ? Même près de quarante ans plus tard, je ne le conçois pas.
Même s’il se trouvait être mon ainé d’un an, je pense qu’il n’en avait fichtrement rien compris non plus. Même maintenant, je reste persuadé qu’il n’a que reproduit l’indescriptible. Qui l’a initié à ce rituel ? Lui seul sait. Et je n’aurai sans doute jamais l’occasion de le lui demander. Je ne le souhaite pas. À quoi cela me servirait ? Ce retour en arrière serait aussi inutile qu’un dessin dans le sable.
Je n’ai pour ma part jamais oublié ce passage à la vie désaxée d’adulte brutal et sans consentement. Je l’ai rangé dans une boite que je rouvre de temps à autre. Un besoin morbide de retoucher du doigt ce mal qui me ronge lorsqu’on me martyrise de nouveau. Un instinct qui me poursuit avec autant plaisir sadique que le Temps. Nous mourrons ensemble.
Je me suis longtemps demandé si mon homosexualité était née ce jour-là ou si cette spécificité ancrée en moi comme une tache se cachait déjà dans un recoin de mon âme, attendant son heure pour frapper. Je n’en sais bigrement rien. Il semble que mon goût pour mes pairs se soit ajouté telle une nouvelle couleur dans le spectre visuel peu de temps après ce tragique accident de parcours.
Je n’avais pas signé pour cela. J’en saigne encore.